Le terme « collapsologie » fait son apparition en 2015, lors de la sortie de l’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens « Comment tout peut s’effondrer ». Ce succès de librairie fait le point sur l’effondrement probable de notre civilisation thermo-industrielle et fédère la plupart des recherches scientifiques sur ce sujet. Quatre ans environ après la sortie de ce livre, 18,9% des répondants – soit près d’un français sur cinq – affirment connaitre peu ou prou le sujet, comme le montre notre étude nationale conduite du 11/10 au 25/10/2019.

Ce chiffre, surprenant par son importance, atteste non seulement du succès de la narration collapsologique mais aussi de sa vitesse de diffusion auprès de nos concitoyens ; c’est donc un phénomène social d’envergure, incontestable par son ampleur. Mais au-delà de cette statistique, comment ces 18,9% de français se représentent-ils la collapsologie, à quoi renvoie-t-elle cognitivement, quels savoirs communs ont-ils intériorisés, comment la narration collapsologique fait-elle sens collectivement ?

Le choix de questionner le terme « collapsologie » et ce qu’il représente

Lorsqu’on évoque ce sujet on dispose d’un champ lexical assez vaste. Catastrophe, catastrophisme, effondrement, anthropocène, fin du monde ou alors collapsologie. Nous avons donc élaboré des pré-test sur ces terminologies. Le terme collapsologie a ceci de particulier qu’il évoque le croissement des problématiques de ressources et de peak oil avec les questions climatiques et environnementales. Dans nos pré-tests les deux premiers termes renvoyaient à des préoccupations assez vagues. La catastrophe ou l’effondrement peut concerner des sujets très variés. Un séisme est une catastrophe sans pour autant entrer dans le champ de nos recherches. Un effondrement d’un pont ou d’un immeuble n’a rien à voir avec notre sujet.

Effondrement et catastrophe généraient un bruit important. Le mot anthropocène possède une diffusion plus large (plus de 7300 articles selon Europresse depuis deux ans) mais il semble s’appliquer essentiellement aux questions de climat. La notion de fin du monde peut renvoyer à des eschatologies ou a des choses très diverses : fin des ressources, fin des espèces, fin de la civilisation, etc. Bien que la diffusion du terme collapsologie soit encore restreinte (comme le montre le premier tableau ci-dessous, 802 supports presse répertoriés par Europresse parlent du sujet depuis la création du néologisme dont 613 rien que depuis le début de 2019) elle a touché 1 français sur 5. Le terme est donc suffisamment circonscrit grâce aux médias pour que la connaissance dont il est porteur renvoie à des choses assez précises partagées socialement, comme nous allons le voir maintenant.

Figure 1 : Total des supports mentionnant le terme « collapsologie » depuis 2015

Interroger la pensée sociale pour dévoiler le contenu collectif de la collapsologie

Pour cerner le contenu de la représentation relative à la collapsologie, nous avons décidé lors de la construction du questionnaire, d’interroger la pensée sociale des répondants. Comment ? Avec le cadre théorique psychosociologique de l’école de Moscovici et l’approche des représentations sociales, afin de cerner le contenu du concept de collapsologie tel qu’il est intériorisé et partagé socialement. La définition des représentations sociales que donne D. Jodelet est la suivante : « forme de connaissances socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ». Les représentations sociales sont, en quelque sorte, du « prêt-à-penser » social intégré mentalement par les individus, qui leur permet d’interagir cognitivement et affectivement avec leurs contemporains et de se situer dans les jeux sociaux : les « pour » et les « contre », les anciens et les modernes, etc.

L’analyse du contenu de la représentation sociale de la collapsologie permet ainsi de se faire une idée de la façon dont les français pensent l’effondrement via la représentation commune qu’ils s’en font. Celle-ci correspond à l’image qu’ils ont du collapse : comment ils le perçoivent, le vivent et le jugent. En d’autres termes, il s’agit de la manière dont l’individu reconstruit le réel – à partir des informations diffusées par les tenants de la collapsologie, par les médias ou par les leaders d’opinion durant des débats publics… – et lui attribue un sens qui vaut tant individuellement que collectivement ; en retour, ce contenu social permet de participer socialement aux débats en se forgeant une opinion et en la partageant et de construire du sens pour appréhender le réel. Cette approche psychosociologique des sciences humaines et sociales présente l’intérêt d’étudier en profondeur les couches de la pensée sociale et d’en objectiver son contenu et sa dynamique, loin de toute diatribe idéologique.

Visualiser le contenu de la représentation sociale du collapse : la technique de Vergès

Toute représentation sociale peut être révélée au moyen de la technique dite « d’association libre continuée ». Concrètement, en quoi cela consiste-t-il ? Après avoir demandé aux participants de notre échantillon s’ils connaissaient la collapsologie, nous avons demandé aux 189 qui avaient répondu par l’affirmative d’y associer spontanément les quatre premiers mots qui venaient à leur esprit, en réponse à la question suivante : « Quels sont les quatre premiers mots qui vous viennent à l’esprit lorsque vous vous représentez l’effondrement de la civilisation (collapsologie) ? », sans qu’il n’y ait aucune autre induction (pas de liste de mots susceptibles de les influencer ni de concertation préalable avec autrui). Nous avons recueilli 730 mots (les participants ne parviennent pas systématiquement à produire 4 mots).

Nous avons procédé à deux types d’analyse : sémantique et prototypique. Les résultats de l’analyse sémantique ont fait l’objet d’un précédent article sur ce blog ; l’analyse de la représentation sociale relative à la collapsologie, objet du présent article, vient compléter cette première analyse. La présente analyse, dite « prototypique », créée par le psychosociologue Vergès, révèle le contenu de la représentation sociale selon la fréquence et le rang d’apparition (le degré d’importance) des termes produits par les participants. L’analyse est ainsi conduite selon deux critères :

  • Fréquence des mots : combien de fois apparaissent-ils dans les évocations des participants ?
  • Rang moyen d’apparition : sont-ils plutôt cités en premier (rang faible) ou en dernier (rang fort) ?

Les deux critères sont ensuite croisés, donnant lieu à quatre configurations différentes :

  • Fréquence forte/terme important (termes cités fréquemment et plutôt en premier) ;
  • Fréquence forte/terme peu important (termes souvent cités, mais en dernier) ;
  • Fréquence faible/terme important (termes peu fréquents, mais cités en premier) ;
  • Fréquence faible/terme peu important (termes cités rarement et plutôt en dernier).

Ces critères peuvent être représentés sous la forme d’un tableau à double entrée ou par cercles concentriques, comme la figure 1 ci-après.

Figure 2 : schématisation du contenu de la représentation sociale de l’effondrement de la civilisation (collapse) 

Les éléments dont la fréquence est forte et le rang faible sont ce qu’on appelle des « candidats au noyau central » : ils sont les plus importants pour la représentation (dans la zone noire de la figure 1). Inversement, les éléments peu cités et plutôt en dernier feraient partie du système périphérique de la représentation (zone grise) Les deux autres cas, fréquence forte/rang fort et fréquence faible/rang faible (zones bleue et orange) sont ambigus, il s’agit de sources possibles de changement de la représentation. Plus précisément, les éléments à rang moyen et fréquence faibles seraient des facteurs de changement, tandis que ceux à rang moyen et à fréquence élevés correspondraient plutôt à des items redondants par rapport au noyau central de la représentation, éventuellement caractéristiques de sous-populations différenciées.

Analyse des thématiques de la représentation sociale de la collapsologie

1/ Niveau 1, noyau central (rang faible et fréquence élevée, zone noire) : Deux types de thématiques apparaissent dans le noyau central de la représentation. Celle qu’on pourrait appeler les faits observables largement documentées par les scientifiques : « réchauffement climatique » d’une part et d’autre part celle traduisant les inquiétudes qu’elles engendrent avec une gradation progressive qui va de violences collectives (avec « catastrophe » et « guerre ») aux angoisses eschatologiques et de finitude (avec « apocalypse », « mort » et « fin », comme le révèle l’analyse sémantique).  Comme on peut le constater, le noyau central de la représentation sociale relative à la collapsologie renvoie à la fois à des faits bien précis, aisément observables par les individus au travers de phénomènes climatiques tangibles (vagues de chaleur, tempêtes ou inondations, etc.). Par ailleurs, la narration collapsologique réactive deux angoisses existentielles (et non des peurs émotionnelles) colorant d’une tonalité dramatique les temps à venir : l’angoisse eschatologique (fin du monde apocalyptique) et l’angoisse de finitude d’une (fin de vie, ce que le mot « mort » confirme qui apparaît dans les schèmes périphériques de niveau 2).

2/ Niveau 2 (rang moyen et à fréquence élevée, zone bleue) : Les thématiques du niveau 2 sont plus hétérogènes. Commençons par la plus étoffée qui renvoie aux besoins élémentaires ou aux soucis futurs du quotidien, voire à la survie : « eau » et « famine » d’une part et d’autre part « surpopulation », « effondrement biodiversité ». La troisième thématique concerne la volonté d’action face à ces enjeux, bien qu’elle soit composée d’un seul item (« agir »).  Enfin une dernière thématique composée de l’item « prophétie » apparaît comme une critique du concept équivalente à la prophétie des Mayas.

3/ Niveau 3 (rang faible et fréquence moyenne, zone orange) : Les induits de niveau 3 renvoie à l’idée que nos sociétés sont en crise. Le « monde » est en « crise » voire en « danger » et devra affronter les « migrations » et le « chaos ». Probablement pour l’accès aux ressources naturelles (cf. le mot « nature ». On note là encore la projection dans le futur que sous-tend la narration collapsologique et le rôle préparatoire qui lui est dévolue malgré les inquiétudes qu’elles suscitent qui sont prises très au sérieux. Rappelons que ces mots sont plus ambigus mais qu’ils peuvent induire des changements représentationnels.

4/ Niveau 4 (rang moyen et fréquence moyenne, zone grise) : La progression logique des niveaux semble assez inéluctable. La société devra régler les problèmes sociaux (« social ») et les questions « politiques ». « L’individualisme » pourrait apparaître comme un frein à la résolution de ces problèmes évoqués précédemment.

Analyse des similitudes

Après segmentation, reconnaissance et lemmatisation des formes, la matrice des mots clefs peut être représentée de diverses façons (arbres linéaires ou circulaires ; taille des formes proportionnelle à la fréquence ou à la liaison statistique…). On représente ici l’arbre des liaisons lexicales du corpus (calcul de cooccurrence et algorithme de Fruchterman Reingold). Il donne à voir la représentation des problématiques en jeu.

Figure 3 : Analyse des Similitudes en utilisant les cooccurrences (algorithme de Fruchterman Reingold)

On voit clairement que l’idée de fin, d’apocalypse et de chaos est centrale. Elle trouve son origine dans la catastrophe écologique et le réchauffement climatique, la pollution et les problèmes de ressources. Elle génère des guerres pour l’eau, les problèmes de famine et de pollution. Ces conflits sont associés à la surpopulation et à la décroissance.

Conclusion : requiem pour les temps futurs ? 

Les 18,9% de français qui ont intégré la narration collapsologique la prennent très au sérieux, avec une tonalité essentiellement négative qui traduit leurs inquiétudes existentielles. Ils ont bien conscience des phénomènes de dérèglement de l’environnement qui par-delà vont menacer leur existence et même le monde. Ils anticipent les violences et problèmes qui vont en découler, notamment quant à leurs besoins naturels les plus élémentaires mais aussi quant au « vivre-ensemble » socio-économique. Ils ont pris conscience, par la narration collapsologique, qu’il fallait se préparer à des lendemains difficiles. Une petite lueur d’espoir brille néanmoins dans cette nuit noire de désespérance ; la coopération pourrait être un axe de réassurance, voire de reconstruction d’un monde nouveau.

Ce qui peut surprendre dans l’analyse du contenu de la représentation sociale « collapsologie », au-delà de la tonalité importante d’angoisse, ce sont les mots qui brillent par leur absence : pas de causes identifiées (les externalités négatives des activités humaines ou les excès de la croissance du système consumériste par exemple) ni de solutions pratiques, malgré la volonté d’agir. Rappelons que le mot « collapsologie » n’est connu du grand public que depuis 4 ans environ. On peut s’attendre à ce que le traumatisme existentiel qu’engendre la collapsologie doit être digéré pour dépasser la stupeur de l’angoisse de finitude et évoluer vers des contenus représentationnels plus concrets. Gageons que ceux qui en ont pris conscience se mettront à réfléchir à des actions appropriées pour dépasser cette angoisse. Nous pourrons nous rendre compte de cette progression lors de futures enquêtes en cernant l’évolution du contenu de la représentation sociale « collapsologie ».

Pierre-Eric Sutter   Loïc Steffan

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