Faux-sens, non-sens et sens profond de la courbe de deuil en collapsologie

Lorsqu’on s’intéresse aux discours collapsologiques, on tombe régulièrement sur la convocation de la notion de « courbe de deuil », schéma de visualisation des étapes supposées du vécu émotionnel après le décès d’un être cher, comme théorisée par Elisabeth Kübler-Ross. Cette théorie, qui n’a d’ailleurs jamais reçu de validation scientifique, est parfois mal interprétée et utilisée à tort et à travers, créant des faux-sens très dangereux, comme découvert durant le procès de France Télécom[1].

Toutefois, le simple fait qu’on parle si souvent de deuil dans le cadre des théories de l’effondrement est déjà suffisamment signifiant  quant à l’impact de la narration collapsologique sur le mental. Nous avons montré précédemment que cette narration réactive l’angoisse de finitude de façon prospective et non rétrospective[2]. De notre point de vue, c’est un non-sens que d’utiliser la courbe de deuil pour parler de l’angoisse de finitude et de la souffrance noétique qu’elle provoque. Pourtant force est de constater qu’elle revient régulièrement dans les discussions et le fait que les collapsologues l’utilisent nous questionne.

Pour étudier ce décalage dans l’utilisation de la courbe de deuil entre les collapsologues et les chercheurs et les praticiens de la psychologie, nous nous proposons de recourir à l’analyse interprétative phénoménologique (AIP, IPA en anglais).  Pour les promoteurs de la démarche[3],  l’AIP est une approche de recherche qualitative visant à examiner comment les gens donnent un sens à leurs principales expériences de vie. Pour nous, c’est aussi une approche de la recherche qui fait preuve de respect et de sensibilité à l’égard des « expériences vécues » telles que les interviewés nous les relatent avec leur subjectivité.

Ce n’est pas la courbe de deuil qui est l’objet d’analyse du présent article, mais bien plutôt le ou les sens que les collapsologues donnent à l’expérience vécue qui les amènent à utiliser cette métaphore du deuil, faute d’autre notion. Le recours à cette notion de deuil dans le contexte écologique présente un intérêt à nos yeux car elle dévoile un vide anthropologique dans nos sociétés sécularisées. Comme nous tentons de le montrer dans cet article, le deuil écologique est en grande partie impossible.

Cette impossibilité du deuil provoque une double herméneutique, entendue comme création de sens par interprétation intersubjective : en tant qu’auteurs (à la fois cherchant au chevet des patients, et chercheur sur le terrain des enquêtes) nous essayons de comprendre le sens que trouve le sujet dans son expérience subjective face à la narration collapsologique au point d’évoquer le deuil ; dit autrement, quelle intentionnalité phénoménologique peut-on tirer de ces expériences qui n’ont rien d’isolé pour produire une heuristique pouvant créer une connaissance valide scientifiquement ? Comment interpréter et donner du sens à ce deuil qui se dérobe ?

Qu’est-ce que « faire le deuil » ?

« Faire le deuil » est un processus d’adaptation psychologique d’un individu face à un choc, qu’elle qu’en soit la nature. C’est un processus normal considéré comme universel. Il s’agit d’un cheminement que connaissent les personnes confrontées à la perte d’un objet (humain ou non-humain) jusqu’à ce qu’elles réapprennent à vivre en l’absence de ce qu’elles ont perdu et qui leur était cher. On peut parler à ce sujet d’un parcours de résilience, nous y reviendrons. La manifestation sociale de ce parcours sera intégrée dans les usages de la culture qui est la nôtre. Il est généralement appréhendé avec la courbe du deuil, célèbre schéma mis au point par Elisabeth Kübler-Ross. Décrivons-la brièvement. Comme le présente le schéma suivant, les principales étapes du processus de deuil sont le choc de la perte, le déni, a colère, la peur, la tristesse, l’acceptation, le pardon et enfin la sérénité. Comme l’indiquent les images d’illustration de la diapositive, on passer de la prostration, à la possibilité d’envisager à nouveau l’avenir.

Cette description du deuil est une description psychologique qui concerne l’individu. Pourtant, loin de ne concerner que le dépassement solitaire d’un individu à ses propres souffrances et à ses manques rétrospectifs, le deuil est l’une des modalités de nos relations avec autrui, de nos relations avec la société et avec les groupes auxquels nous appartenons. C’est tellement vrai que la mort est prise en charge par les institutions et/ou la société, selon les cultures. Elle est codifiée et ritualisée. Le deuil possède ses modalités d’expression, nous y reviendrons.

Le désordre généré par la collapsologie

La collapsologie bouscule frontalement la fable d’une croissance infinie dans un monde fini. Elle rend compte à quel point les externalités négatives de nos sociétés thermo-industrielles (pollution, déplétion des ressources, réchauffement climatique, pandémies…) les précipitent vers des effritements voire des effondrements de plus en plus probables. A mesure que les crises – énergétiques, sociales, sanitaires… – s’enchaînent et valident la narration collapsologique, l’angoisse de finitude se réactive. Nous avons montré par une étude ad hoc le mécanisme et le contenu de cette angoisse que nous avons présentés dans d’autres articles[4]. De façon sourde pour la plupart, de façon aiguë pour les collapsologues.

La courbe de deuil symbole de l’importance des préoccupations collapsologiques.

En recourant à la courbe de deuil Kübler-Ross, le collapsologue n’agit pas innocemment. Bien au contraire. Il utilise un schéma ancré dans l’inconscient collectif. Peu ou prou nous avons tous intériorisé ces étapes, soit en les vivant lors d’un deuil, soit en les constatant intuitivement chez autrui. Nous savons qu’elles sont gérées à la fois individuellement et collectivement. Nous savons la portée heuristique de ce schéma. En utilisant cette métaphore, le collapsologue souhaite faire acter à la société la légitimité de la réflexion qui l’occupe. Il cherche à montrer à quel point la découverte des données chiffrées qui composent le champ collapsologique produit un choc semblable à celui que nous ressentons lors de l’annonce d’une mort prochaine. La métaphore du deuil produit suffisamment de résonance pour être susceptible de provoquer la brèche nécessaire à la recomposition du réel. Le sens donné à cette courbe du deuil diffère selon les collapsonautes. Certains y voient le deuil de leurs illusions, d’autres la perte de la biodiversité ou les effondrements en cours, d’autres enfin le deuil prospectif de notre civilisation thermo-industrielle dans son ensemble.  Mais en utilisant la courbe de deuil, le collapsologue nous indique (comme le montrent les images d’illustration de la figure ci-dessus) qu’il est passé par un cheminement complet pour pouvoir considérer à nouveau l’avenir. Nous pensons que la métanoïa est le processus qui décrit ce cheminement de recomposition du réel.

Le désordre est nécessaire pour recomposer le réel mais se heurte à l’ordre établi

En provoquant une rupture de narration, en mettant un grain de sable dans les rouages de notre conception du monde, surtout en annonçant la possibilité de sa mort, la collapsologie peut provoquer une métanoïa. Il s’agit pour ceux qui le vivent d’une conversion du regard et d’une reconfiguration de leur vision du monde comme de leurs priorités de pensée et d’action afin d’intégrer les éléments perturbateurs qui rendaient l’ancienne représentation caduque. Mais ce processus est délicat. Il se heurte de plein fouet à la société qui elle n’a pas accepté cette vision du monde. C’est tout l’enjeu de la réflexion sur le deuil.

Pour les collapsologues, la perspective du collapse, probable ou fantasmée, provoque un double « retour du refoulé ». D’une part, la possibilité accrue de la fin prématurée de son existence propre. D’autre part, celle de la « fin des temps », entendue comme la disparition des sociétés thermo-industrielles, pouvant entraîner dans les pires scénarios l’extinction de l’humanité sur la planète. En bref, l’apocalypse. La mort, si soigneusement institutionnalisée, sécularisée, refoulée par nos sociétés modernes, remonte à la surface de notre conscience, comme jadis lors des pandémies de peste ou des peurs millénaristes. Pour un nombre grandissant de personnes, il devient de plus en plus malaisé de se projeter vers les temps futurs, tout à la fois menacé et menaçant. Comment faire face à ces angoisses de finitude d’un nouveau genre ?

La codification de la mort dans les sociétés

Traditionnellement face à ces situations, les sociétés organisent et ritualisent des cérémonies de deuil spécifiques. Port d’habits, musique, attitude corporelle, et codifications des émotions ressenties et de leur expression. Le requiem, rituel chrétien pour les morts, a été en Occident l’archétype de cet accompagnement symbolique après la mort ; sa fonction consistait à favoriser le retour au repos, à l’apaisement des survivants – c’est le sens même du mot latin – en représentant la perspective de la fin des temps, afin de donner une espérance après la mort et redonner le goût ou le courage de vivre. Mais ici, le deuil ne va pas de soi. Peut-on s’endeuiller pour une société qui semble encore vivante ? Souffre-t-elle d’un mal incurable, visible seulement par une poignée d’individus ? Comment ces derniers peuvent-ils sensibiliser leurs congénères à ce qu’ils ont compris des enjeux écologiques ?

Le sens de la mort collective

Puisqu’elle prédit des effondrements systémiques, la narration collapsologique est réduite à un discours apocalyptique de type « croyances en la fin du monde » (CFM) par ceux qui ne sont pas des collapsologues. Nous avions consacré un article à celles-ci. Les CFM peuvent être religieuses, scientifiques ou écologiques.

Les premières CFM, religieuses, opérant sur le registre des croyances, reposent sur un récit eschatologique en trois phases. D’abord un désordre, des dégradations voire un chaos car les préceptes religieux n’ont pas été respectés. Un combat entre le bien et le mal s’ensuit, il s’achève par la victoire du bien.  Le jugement final, troisième et dernière phase orchestrée par une figure divine, propose le salut et la rédemption pour ceux qui ont respecté les préceptes.

Les CFM scientifiques reposent sur des données objectives argumentées qui s’adressent à notre raison : dans 5 milliards d’années, le soleil s’éteindra et engloutira une bonne partie du système solaire.

Les CFM écologiques quant à elles, analysent les conséquences des activités humaines sur l’environnement, mettant à rude épreuve nos émotions : elles dégradent irrémédiablement les écosystèmes qui en retour menacent notre avenir. Ici, point de “main invisible“ sauvant l’humanité. Pas de justice immanente, ni même de justice tout court. Ceux qui ont le moins pollué sont les premières victimes des dérèglements climatiques, ce qui provoque peur, colère ou dégoût. Pour ceux qui adhèrent aux CFM écologiques, la perspective du collapse est probable mais incertaine.

Le deuil doit être légitimé par la société

La charge émotionnelle passée, le deuil écologique est très difficile à faire, pour au moins trois raisons. Pour qu’un deuil soit possible et qu’il permette la résilience nécessaire à la suite de l’affliction ressentie, il faut qu’il soit légitime, autorisé et ritualisé.

Le deuil écologique anticipé par les collapsologues est illégitime parce qu’il repose sur un effroi prospectif, souvent incompris par autrui puisque rien ou presque de ce qu’ils prédisent ne s’est encore vraiment passé. Malgré « le printemps silencieux » de Carson, malgré la réduction de la biodiversité et la disparation d’espèces, tout cela ne pèse guère face aux préoccupations hors sol des habitants des cités urbaines. Il faut que des virus mortels fassent le tour de la planète pour qu’on commence à prendre au sérieux la collapsologie. Néanmoins, le collapse paraît encore lointain et peu probable pour la majorité des citoyens.  Les collapsologues qui l’anticipent en souffrent : « qui craint de souffrir souffrent déjà de ce qu’il craint ».

A force de projeter leur angoisse de finitude vers le futur, les collapsologues développent au présent une éco-anxiété d’autant plus douloureuse que pour autrui, leurs sentiments paraissent exagérés du fait que le monde est toujours debout. Que pèse ce pathos face aux injustices du monde comme le chômage ou pire, les famines ? Que signifie cette sensiblerie écologique ? Leur attachement écologique les fait osciller entre proximité temporelle probable et distance spatiale du collapse, entre émerveillement et inquiétude, entre ethos et pathos : ils tachent de vivre dans un monde qui se meurt. Ce deuil prospectif est similaire à celui de l’entourage de victimes de maladies incurables : on continue de vivre en taisant ce décès que l’on redoute pour goûter à la présence du malade tout en sachant que sa disparition n’est qu’une question de semaines. On occulte la mort à venir en pensant mieux profiter de la vie qui s’en va. Dans ce deuil particulier, il n’y a pas de cadavre et le deuil anticipé peut entraîner une détresse psychique importante.

Le deuil écologique est un « deuil entravé ». Il n’est pas autorisé, voire, il est « inter-dit » (au sens de ce qui ne peut être dit entre les individus). Il procède d’un véritable tabou. Le collapsologue en parlant de deuil, veut légitimer sa souffrance et restituer à la mort la place qui lui reviendrait dans notre société. La mort aujourd’hui ne concerne au mieux que la sphère privée. On comprend dès lors le sacrilège de l’exprimer en public en utilisant la métaphore de la courbe du deuil. On est à la limite de l’obscène. L’entourage rejette ce que ressent le collapsologue du fait de la charge émotionnelle qu’il provoque. Ce deuil est empêché car ce serait lui donner une légitimité qui aurait des conséquences perçues comme négative pour la société, l’obligeant à une remise en cause de ses fonctionnements et habitudes. Plutôt que d’écouter la personne, on tente de la convaincre d’abandonner ses lubies de finitude.

Cette réaction est similaire au reproche de sensiblerie qu’on adresse à ceux qui déplorent par exemple la perte d’un animal de compagnie. Accepter cette sensibilité c’est supposer une modification de la place de l’animal dans la société et donc dans le droit. Idem pour un défunt dont on ne peut porter le deuil parce qu’on a eu avec lui une liaison cachée qui paraîtrait inacceptable pour l’entourage familial et social. L’accepter sous-entendrait qu’on remette en cause l’organisation matrimoniale de la société. Accepter un deuil, c’est lui donner une place dans la société. Accepter ce deuil particulier, c’est accepter que nos sociétés soient mortelles et menacées. C’est sortir du confort de l’illusion que le progrès continu de la société nous sauvera systématiquement de tous les maux de la condition humaine sans qu’on ait besoin d’y penser individuellement : souffrances, maladies et finitude…

L’importance des rituels dans le deuil et du collectif

Le deuil écologique n’est pas ritualisé du fait qu’il ne bénéficie d’aucune reconnaissance ni d’aucun statut social associé. Contrairement à une dépression ou à une perte d’emploi qui déclenchent une prise en charge institutionnelle matérielle et symbolique, le deuil écologique n’enclenche aucun rituel favorisant l’acceptation de la situation ou le soutien des personnes affectées. Il n’y a pas d’attitude corporelle possible, d’habit prévu, de discours ad hoc. Aucun rituel de deuil n’a été prévu pour la perte de la civilisation thermo-industrielle occidentale et par-delà pour les disparitions d’espèces de la faune et de la flore.  On comprend donc la force des mises en scènes symboliques opérées par les militants.

Comme l’affirme Boris Cyrulnik « tout deuil nécessite un rituel social ». Celui-ci sécurise et apaise du fait que le collectif porte également la douleur de l’individu affecté, le sortant de son isolement émotionnel. Même s’il codifie le chagrin et son expression en ritualisant les affects, il leur donne une existence matérielle et une place dans la société. En codifiant attitudes et comportements, la société canalise les souffrances et renforce l’appartenance à la société en offrant son support sur ces questions. Dans de nombreuses sociétés par exemple, les veuves ont un statut social particulier qui permet de les soutenir tant matériellement que symboliquement.

Le rituel permet de mettre des mots sur les maux à la place de la personne qui parce qu’elle est sidérée par le décès d’un être cher, est incapable de s’exprimer et de gérer seule son traumatisme. Le rituel de deuil favorise ainsi la résilience et donc le dépassement du trauma de la mort. Mais comme nos sociétés laïques ont délégué les rituels funèbres aux religions et que la pratique religieuse est en chute libre, la plupart des citoyens ne savent plus comment enterrer leurs morts autrement que par des procédures funéraires impersonnelles. Cela complique tant la formalisation que l’expression d’un deuil écologique.

L’art comme médi(t)ation de la ritualisation du deuil écologique

Comment sensibiliser le grand public à cette nécessité de ritualiser le deuil écologique et lui permettre d’avoir « droit de cité », d’exister socialement ? Le recours à la médi(t)ation artistique semble une voie d’exploration pertinente. L’art en effet offre de « re-présenter » le réel sur des supports de représentation spécifiquement humains (voir notre article à ce sujet). L’art a ceci de provoquer les esprits et dans les esprits des intentionnalités spécifiques : émerveillement esthétique quant à l’harmonie cosmique, sentiment océanique quant à la beauté du monde, sublimation cathartique quant à l’angoisse de la finitude, inquiétude heuristique quant à l’avenir de l’humanité…

Selon l’approche phénoménologique, « toute conscience est conscience de quelque chose ». Cela suppose une intentionnalité, un lien de sens entre objets et sujets. Il n’y a pas d’être sans apparaître : sans intentionnalité, les objets du monde n’apparaissent ni dans les champs de conscience individuels ni dans leur vision du monde collective. Les microbes ont commencé à exister dans nos sociétés à partir du moment où Pasteur les a fait apparaître dans son microscope. L’intentionnalité qui en a découlé a été de développer des politiques sanitaires prophylactiques pour éviter des morts inutiles. Ainsi, pour que le deuil écologique existe dans nos sociétés, il faut le faire apparaisse dans les champs de conscience. D’où la nécessité de la métanoïa, petit déclic ou grand choc de conscientisation, première étape de l’éveil écologique des consciences et par-delà à une nouvelle éthique.

Pour affronter l’inter-dit qui le frappe, l’art peut formaliser une représentation du rituel du deuil écologique qui découle de cette métanoïa à l’aune des enjeux collapsologiques actuels. A ce titre, l’humanité dispose d’une multitude de rituels remontant à la nuit des temps dont il est possible de s’inspirer pour en saisir la portée anthropologique comme fait existentiel total. Les anthropologues indiquent que l’humanité débute son histoire justement par sa fin, quand elle a commencé à ritualiser cette dernière, se différenciant en cela de ses cousins les grands singes qui n’ont jusqu’à présent jamais enterré ni honoré leurs morts.

Un exemple contemporain : le Requiem pour les Temps Futurs (RTF)

En cela, du fait qu’il s’appuie sur un rituel funèbre vieux de plus d’une vingtaine de siècles si on remonte jusqu’à ses sources orientales, le RTF est la tentative artistique et symbolique qui vise à combler la vacuité du tabou social relatif au deuil écologique. Ce rituel a pour lui l’antériorité et la structuration anthropologique de réponses à la question universelle de la finitude, sous ses oripeaux religieux circonstanciels. « Requiem aeternam, et lux perpetua » – repos (émotionnel) éternel, lumière (rationnelle) perpétuelle quant à l’angoisse de finitude, grâce à une métanoïa ad hoc.

Fruit du travail d’un collectif d’artistes, de chercheurs et de praticiens (l’Armée des Douze sages), le RTF cherche à frapper les esprits de stupeur, comme le faisaient jadis le rituel du requiem avec ses CFM religieuses – et plus récemment la vulgate punk anarcho-nihiliste du « no future ». En « re-présentant » la mort et la fin des temps, le RTF chercher à provoquer une métanoïa visant à fissurer la conception du monde actuelle dominée par la doxa du système capitalisto-consumériste, celle de la croissance infinie dans le monde fini.

Cette métanoïa a pour but de passer au crible les représentations sociales de cette doxa qui selon les scientifiques sont de moins en moins adaptées à l’environnement, nécessitant une évolution du système. La métanoïa est étymologiquement un « au-delà de l’impensé » qui tout à coup donne à penser ; c’est ce que provoque la collapsologie qui en envisageant divers effondrements réactive l’angoisse de finitude et pousse à réfléchir au fonctionnement et dysfonctionnements de notre société. La métanoïa collapsologique favorise une reconfiguration de la vision du monde dominante, en remettant en cause les croyances. Pour y intégrer la possibilité d’effondrements de plus en plus probables si le business as usual reste la norme, comme l’a montré la crise de la Covid-19.

Par-delà les notes de musique qui relient Orient et Occident, tradition et modernité, ce rituel mérite qu’on le lise et le relise entre les lignes de sa langue morte, intemporelle, avec une herméneutique spinoziste : « Deus sive Natura » ; oui, …et si Dieu était la Nature ? Plus qu’un rituel pour les morts, c’est une thérapeutique de l’esprit qui aide les vivants à passer de la peur de la mort à la mort de la peur ; de l’inquiétude au repos, des ténèbres à la lumière ; individuellement et collectivement. Religare et religere, relire et relier : relire le livre de la nature et se relier à elle plutôt que la surexploiter jusqu’à l’épuiser. Le 21° siècle sera spirituel ou ne sera pas…

Le RTF complète la narration collapsologique en offrant de méditer sur l’espérance d’une vie sereine ici-bas, malgré les effondrements à venir, et de préparer un « happy collapse » plutôt que de laisser advenir une apocalypse funeste, désespérante. N’ayons pas peur du collapse !

Loïc STEFFAN & Pierre-Eric SUTTER 

[1] Un cabinet de conseil (dont nous taisons intentionnellement le nom) a été mandaté par la Direction lors du lancement en 2006 du plan « NeXT » (réorganisation en profondeur de l’opérateur telecom nécessitant le « départ » de 22.000 salariés) pour former le management à « faire partir en douceur » les collaborateurs devenus « inutiles » (inadéquation de leur métier avec le nouveau schéma directeur des emplois et des compétences). A l’aide de la courbe de deuil de Kübler-Ross, les managers étaient sensibilisés à la mort symbolique qu’allaient vivre leurs collaborateurs les moins enclins à partir, en gérant les émotions de chacune des étapes du deuil qu’ils allaient vivre de façon provoquée et non naturelle (pour en savoir plus, cliquer ici). On connaît les dommages collatéraux qui s’en sont suivi, le deuil effectif ayant été supporté par ceux qui ont mis fin à leur vie à force de ne plus pouvoir la gagner chez leur employeur, poussés à prendre la porte par les managers de ce dernier…

[2] Sutter, P.-E., Steffan, L., N’ayez pas peur du collapse, Desclée de Brouwer, 2020.

[3] Smith, J. A., Flowers, P., & Larkin, M. (2009). Interpretative phenomenological analysis: Theory, method and research. Los Angeles, CA: SAGE

[4] PE. Sutter D. Michot L. Steffan « Effondrement du monde : de la collapsophobie à la collapsosophie ».  Journée d’étude « Collapse : questionner l’Effondrement »

Inscrivez-vous à notre newsletter

Recevez nos informations en direct, nouvel article, synthèse et rapport d'étude.

Vous êtes bien inscrit, merci !