Sens de la crise …et crise de sens ?

La crise de la Covid-19, comme toute crise, offre l’opportunité de distinguer ce qui fait sens et non-sens. En montrant les méfaits de la mondialisation, cette crise a montré certaines limites du système capitaliste. Comment se fait-il alors que la majorité des citoyens croient encore à la fable d’une croissance infinie dans un monde fini et non aux assertions des scientifiques du GIEC fondées sur des recherches toutes plus sérieuses les unes que les autres, connues pour certaines depuis les années 1970 ?

Ils ne veulent pas y croire parce qu’ils n’ont pas encore vécu leur « métanoïa », cet élargissement du champ de conscience qui marque le début du changement d’état d’esprit puis des comportements quant aux enjeux écologiques. Comme l’étymologie du mot l’indique (« meta » veut dire au-delà et « noïa » esprit), la métanoïa qualifie un état de conscience élargi par rapport à un état précédent, plus restreint. Mais pour cela, il faut un déclic ou un choc préalable pour fissurer la vision du monde telle que se l’est construite l’individu et la société. C’est le rôle que joue la collapsologie, non sans mal, selon un processus en plusieurs étapes comme nous allons le voir plus bas. Voyons d’abord en quoi la narration collapsologique dérange.

Quand la collapsologie fissure la vision du monde de nos contemporains

En annonçant divers effondrements dont celui du système capitalo-consumériste, la collapsologie bouscule les croyances en la pérennité de ce système qui structure nos sociétés et la vision du monde qui en découle. Prisonniers de la doxa (opinions dominantes) de leur société, les citoyens ne veulent pas y croire, ils ne veulent pas admettre la remise en cause de leur vision du monde que provoque la collapsologie parce qu’ils sont juges et partis ; le confort du progrès et ses bénéfices sont difficiles à abandonner. Ceci provoque un conflit de représentation entre la narration collapsologique et le discours capitaliste : il leur faut gérer nos contradictions internes entre désirs infinis (de consommation, de bien-être…) dans un monde aux ressources finies qui hélas, s’épuisent, avec des dommages collatéraux sur la faune et la flore.

Le plus souvent au préalable, ils mettent un mouchoir sur l’information collapsologique pour ne pas avoir à gérer ce conflit interne, comme pour les informations relatives aux problèmes environnementaux. Être informé n’est pas être conscient, pire, la diffusion d’une information anxiogène peut être contreproductive, la peur provoquant au préalable un déni, voire un refoulement de celle-ci. Nombre de fumeurs affirment que le slogan « Fumer tue » ne les a que trop peu dissuadé d’arrêter de fumer… A cause de cette difficulté, Paul Chefurka[vi] considère que la prise de conscience peut être lente et progressive et faite d’avancée et de retour en arrière. Ceux qui réfutent le collapse peuvent admettre le problème mais le considérer moins important que d’autres. La question est de savoir comment on en vient à croire ce que jadis nous n’arrivions pas à croire. Ce processus de conscientisation se passe en trois phases principales.

Les trois phases de la métanoïa

1/ La première phase est celle de l’appropriation de l’information collapsologique. Nous procédons par allers-retours successifs entre notre raison, nos émotions et nos croyances. On peut passer par des épisodes de colère ou de dégoût car nos croyances ont créé un conflit d’opinion avec les données des collapsologues. Comme cette information revient sans cesse par divers médias, soit nous mettons à distance l’information et refoulons notre angoisse, nous restons à la première phase ; soit nous commençons à la trouver crédible, nous passons alors à la deuxième phase.

2/ Cette seconde phase concerne la reconfiguration notre vision du monde.  L’information collaspologique nous est de plus en plus familière. Nous l’apprivoisons. Nous nous faisons une idée précise des problèmes (ressources, climats, inégalités, pollutions, etc.) et des aspects systémiques qui les relie les uns aux autres.  Ce qui donne sens à des informations qui reconfigurent notre vision du monde. La vision du monde intègre de nouvelles valeurs (environnementales notamment), la hiérarchie de nos valeurs se reconfigure et nous avons de plus en plus de mal à adhérer à la narration d’une croissance infinie dans un monde fini. Le sens donné à l’existence se métamorphose. Si la conscientisation se renforce, ceux qui acceptent les informations vont se libérer et passer à la phase suivante.

3/ La dernière phase produit un élargissement des états d’être internes et du champ de conscience. Nous nous posons des questions sur le sens qui en découle. Comment vivre dans un monde bousculé par un éventuel collapse ? Quelle existence pourrons-nous envisager si nous continuons sur cette trajectoire ? Ici, les sentiments sont les pièces du « puzzle » du processus de prise de conscience du collapse qui sont déterminants. Ils en font émerger tout son sens : sens pour l’issue du monde, sens pour son existence. Les sentiments permettent de passer des émotions aux états de conscience. Vient alors le questionnement existentiel concret sur la vie d’après : comment ferons-nous quand le pétrole viendra à manquer ? Comment feront les inuits et les ours blancs quand la banquise aura intégralement fondu ? Comment vivre sans les 400 esclaves énergétiques que le progrès nous offre ? [v]

De la conversion à la reconversion

Avant de provoquer une reconversion écologique (comme celle des « transitionneurs »), la perspective intuitive du collapse provoque ainsi au préalable une véritable « conversion » : conversion du regard, conversion de l’esprit, conversion des sentiments, conversion du sens que l’on donne aux événements. C’est cela même la métanoïa, c’est elle qui conduit à l’éveil écologique si elle permet d’intégrer dans la vision du monde les valeurs environnementales et la possibilité de la finitude, individuelle comme collective. Ce processus est tellement fort que certains collapsologues parlent spontanément de courbe de deuil en ce qui concerne le choc perçu comme nous l’avons montré dans un précédent précédent article.

La question de métanoïa, remis au gout du jour par Pierre Hadot [ii], est approfondie dans « N’ayez pas peur du collapse »[i]. Dans cet ouvrage, nous présentons les témoignages de nombreuses personnes ayant vécu cette conversion et qui décrivent les voies qui conduisent de la peur de la mort à la mort de la peur, en une nouvelle sagesse : celle, extérieure, de l’action et du changement de vie – ou reconversion écologique – et celle, intérieure, de la médiation philosophique et de la recherche de sens avec la nature et non plus contre – ou éveil écologique. Dès lors les collapsologues – devenus « collapsosophes » – vont explorer, chacun avec sa sensibilité propre, les éléments qui permettent de donner du sens à ce qui apparaît comme la nouvelle représentation du monde et de trouver le chemin de résilience ad hoc pour faire face aux événements à venir.

Loïc Steffan & Pierre-Eric Sutter

[i] Pierre-Eric Sutter, Loïc Steffan « N’ayez pas peur du collapse », Desclée de Brouwer, Avril 2020

[ii] Pierre Hadot « La philosophie comme manière de vivre », Paris, Albin Michel, 2001. Comme le rappelle Hadot, le terme de métanoïa était utilisé par la philosophie antique bien avant que les religions ne s’approprient le terme. Durant l’antiquité on suivait un enseignement à la fois théorique ou pratique dans des écoles de philosophie (Jardin d’Epicure, Académie de Platon ou Lycée d’Aristote). C’est à l’issu de ce apprentissage – qui passait par le « logos » du maître et de ses disciples – qu’on parvenait à reconfigurer sa vision du monde et à adapter son « ethos » existentiel tout en limitant les « pathos » de la vie.

[v] Durant la métanoïa collapsologique, provoquée par la probabilité d’effondrements du monde, il arrive que nous vivions un moment important que les auteurs de « Une autre fin du monde est possible »[iii] nomment un « Oh my God point ». Elle se nomme « insight » en psychanalyse ou « état modifié de conscience » en psychologie et neurosciences ; il ne faut toutefois pas la confondre avec l’éveil bouddhiste, état de pleine conscience plus tardif et plus intense. Nous préférons utiliser le terme  « métanoïa » car comme le précise Viktor Frankl[iv] qui a l’étendu au champ psychothérapeutique avec le concept d’intentionnalité phénoménologique, on ne peut forcer personne à aimer quelqu’un ou à rire sur commande s’il n’y a pas un lien de sens entre un sujet et un objet ; de fait, on ne peut déterminer ce qui va provoqué ou provoquera la métanoïa collapsologique. Cela a pu être le continent de plastique, la démission de Hulot, la disparition des ours polaires ou la lecture de « la 6eme extinction de masse des espèces » par exemple. Ou tout autre chose qui surgit dans l’intime .

[iii] Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, « Une autre fin du monde est possible », Paris, Le Seuil, 2018.

[iv] Viktor Frankl, « Le Dieu inconscient », Paris, Centurion, 1975.

[vi] Paul Chefurka, « Climbing the Ladder of Awarness » https://carolynbaker.net/2012/10/20/climbing-the-ladder-of-awareness-by-paul-chefurka/    Il n’y a pas encore de consensus scientifique à son égard et elle reste très discutée mais elle se révèle intéressante pour décrire le mécanisme de prise de conscience. Il convient de l’utiliser avec précautions.

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