Comment se fait-il que l’on puisse croire au 21° siècle à la fable irréaliste d’une croissance infinie dans un monde fini ? Pourquoi ne prête-t-on pas plus de crédit aux recherches scientifiques et aux alertes des collapsologues qui les relaient ? Pour répondre à cette problématique, appuyons-nous sur le célébrissime dialogue entre Socrate et Glaucon, issu de la République de Platon, qui fonde la philosophie occidentale sur son versant de la connaissance. “Représente-toi de la façon que voici l’état de notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière. Ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, (..). La lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux. Entre le feu et les prisonniers passe une route élevée au long duquel est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.

Tout est dit dès la première phrase : « représente-toi l’état de notre nature relativement à l’instruction et l’ignorance ». L’ignorance dont parle Platon n’est pas l’absence de savoirs ou de connaissances. Il s’agit des opinions de la doxa ou dit autrement, les idées reçues de la bien-pensance d’une société à un instant donné, comme celle de la croissance infinie dans un monde fini. Les opinions sont ces faux savoirs qui font croire à ceux qui les possèdent qu’ils savent quelque chose alors qu’ils ne savent rien du point de vue de la vérité ; en somme, ils ne savent pas qu’ils ne savent rien. On a cru pendant des siècles que la Terre était plate, immobile au centre de l’univers. La science, par le recours à la raison, le logos, a permis de dévoiler les lois de fonctionnement du système solaire. Il est dans la nature de l’être humain de croire au lieu de savoir. C’est lié à son mode de fonctionnement qui lui fait spontanément fonder son jugement sur ses sens, sa dimension sensible, plutôt que sur sa dimension intelligible, le travail des idées par la raison et non par les passions. Dans la caverne, les prisonniers croient voir la réalité, ils n’en voient que l’une de ses multiples apparences.

Revenons à notre exemple : du fait que l’on observe le soleil effectuer une sorte de courbe dans le ciel, du matin au soir, on peut être abusé par ses sens en avançant la théorie que le soleil tourne autour de la terre. On est d’autant plus abusé si les tenants de la doxa dominante de la société du moment donnent crédit à cette version, voire menacent ceux qui osent proposer des théories alternatives qui divergent de cette croyance. “Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison“ disait Coluche… Revenons à Platon ; selon ce dernier, les opinions sont des apparences de vérité du fait qu’elles sont constituées d’être et de non-être, c’est-à-dire qu’elles peuvent mener parfois à la vérité (l’être) – on l’appelle intuition – mais plus souvent à l’erreur (non-être) – on l’appelle alors illusion. C’est ce qui fait que l’on se situe dans les ténèbres de l’ignorance de la caverne, loin de la lumière de la vérité du soleil. Par son allégorie, Platon nous met en garde des fausses lumières qui font penser qu’on est dans la vérité alors qu’on est dans l’illusion. Pour voir la vérité, il faut se libérer de ses liens et sortir de la caverne pour contempler sans filtre l’univers et comprendre ses lois ; mais ce n’est pas sans mal, écoutons Socrate.

“Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière du soleil : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres. “

Pour contempler l’univers et comprendre les lois qui l’ordonnent en harmonie, il faut sortir des ténèbres de la caverne – se couper des opinions de la doxa. Comment faire concrètement ? Reprenons la phrase initiale de Platon : “représente-toi l’état de notre nature relativement à l’instruction et l’ignorance“. Pour sortir de l’ignorance, il faut recourir à l’instruction, à l’éducation. L’étymologie de ce mot vient du latin “ex-ducere“ qui veut dire “mener hors de“. En somme, il s’agit d’être conduit par l’éducation hors du chaos de notre état d’ignorance à l’ordre de la vérité. Le premier précepte d’éducation de Socrate, est bien connu : “la seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien“. Socrate veut dire que la première des vérités à connaître (la seule chose que Socrate sait) c’est que l’on est pétri d’opinions, de croyances, d’idées reçues issues de la doxa qui font notre ignorance car elles n’ont pas le statut de vérité (on ne sait rien). Pour cheminer vers la vérité, il faut donc quitter la caverne de la doxa. Pour cesser de croire à la fable d’une croissance infini dans un monde fini, il faut faire abstraction de tous les messages qui nous viennent de tous les canaux de diffusion de la doxa qui a intérêt à ce que l’on croit en cette fable. Et ce n’est pas simple, car nous avons plus intérêt à y croire qu’à abandonner nos croyances, voyons pourquoi.

Quitter la caverne nécessite de gros efforts. Il faut abandonner les préjugés liés aux opinions de la doxa de laquelle il vient. Ces préjugés peuvent être les dogmes d’une religion, les certitudes d’une philosophie ou d’une science, les idées reçues d’une société ou les stéréotypes d’un groupe social. Tout ce qui relève d’un « prêt-à-penser » qui empêche de réfléchir par soi-même et de cheminer vers la vérité, et dont il faut se libérer. Passer des ténèbres des opinions infondées à la lumière de la vérité scientifique n’est ainsi pas sans conséquences : cela provoque isolement et éblouissement. Isolement, car celui qui est libéré de ses liens n’est plus attaché à son groupe d’appartenance et à ses opinions. Le “revenant“ est isolé. Quand il revient vers ses anciens compagnons pour leur parler de vérité, ceux-ci le rejettent parce qu’ils ne veulent pas remettre en cause leurs opinions qu’ils considèrent comme étant la seule vérité. Eblouissement, car le revenant voit flou : la luminescence du soleil de la vérité fait qu’il ne peut contempler cette dernière ni voir les illusions projetées sur le mur dans la pénombre de la caverne.

“Contempler“ en grec se dit “theorein“ ce qui a donné en français le mot “théorie“. Pour contempler correctement les lois de l’univers et comprendre l’ordre qui le structure, il faut taire le tumulte des passions, observer en silence, i.e. sans prêter l’oreille à ses préjugés. Contempler, ce n’est pas juste regarder le soleil et trouver cela beau, même si c’est l’un des 3 accès au Souverain Bien selon Platon : le Beau, le Bon et le Vrai. Contempler c’est voir derrière les apparences la trame du monde, comme celle d’un tapis que l’on retourne pour voir comment le tisserand en a noué les fils : c’est cela cheminer vers le Vrai. On ne peut pas bien comprendre le monde si on ne le voit pas bien et on ne peut encore moins bien y agir si on l’a mal compris. Tant que les navigateurs croyaient que la terre était plate, il leur était difficile de passer les colonnes d’Hercule et découvrir les terres par-delà l’Atlantique car ils craignaient de tomber du bord de la Terre. Ainsi, il n’y a pas de contemplation sans action, pas de theoria sans praxis, pas de théorie sans pratique ni de pratique sans théorie : c’est cela le Bon. Il s’agit de bien voir pour bien comprendre et bien agir afin de s’harmoniser avec les lois de l’univers pour sortir du chaos et éviter de basculer dans l’hybris, le désordre absolu : la dysharmonie laide, mauvaise et injuste.

Pour conjuguer theoria et praxis, par quoi commencer ? Rappelons-nous le deuxième enseignement de Socrate : “connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux“. Ce précepte signifie qu’avant de pouvoir s’harmoniser avec le macrocosme, c’est-à-dire la nature et l’univers, il faut commencer par s’exercer sur soi en s’harmonisant avec son propre microcosme, porteur également de certaines des lois de la nature et de l’univers. On ne se lance pas dans l’action sans contemplation. C’était toute la finalité des écoles de philosophie antique qui faisaient cheminer leurs adeptes non vers des concepts théoriques vides de pratique comme la philosophie moderne, mais vers une forme de sagesse qui conjugue théorie et pratique, en harmonie. Il s’agit de philosopher non pour briller intellectuellement ou pire, égotiquement, mais pour s’articuler avec le cosmos, pour être aligné avec soi, les autres et le monde.

Pour conclure, l’humilité et la prudence doivent être nos guides, même quand on se prétend collapsologues avertis. Les pièges de la doxa sont multiples. La caverne dont parle Platon est en chacun de nous. Nous sommes tous susceptibles d’être enchainés à nos opinions dès lors que nous affirmons haut et fort que nous détenons la vérité unique et qu’elle doit s’imposer aux autres. Les scientifiques démontrent qu’il faut réduire notre consommation de viande pour atténuer nos externalités négatives. Faut-il pour autant devenir tous végans ou antispécistes et forcer autrui à suivre ses orthopraxies ? La morale de la croissance infinie promue par le capitalisme fait-elle de ce dernier un mauvais système en valeur absolue qu’il faut éradiquer alors que le progrès qu’il a apporté est sans équivalent dans l’histoire ? Le GIEC indique que la priorité absolue est de réduire le rejet de gaz à effet de serre, le charbon étant de ce point de vue moins « propre » que l’énergie nucléaire, faut-il s’arcbouter sur une posture antinucléaire radicale ? Il n’y a pas de réponse toute faite dans un monde qui change en permanence. La vérité parfaite n’est pas de ce monde ; elle sera toujours partielle, espérons qu’elle ne sera pas partiale ou pire radicale, au risque d’être totalitaire. Cela suppose qu’il faille cheminer vers autrui pour qu’elle soit la plus universelle possible.

Pierre-Eric SUTTER

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