Depuis quelques décennies, l’écologie s’est progressivement installée dans les débats médiatiques, politiques et scientifiques. Réchauffement climatique, crise de la biodiversité, dégradation des sols ou épuisement des ressources, les sujets de l’impact des activités humaines sur l’environnement tiennent désormais le haut du pavé médiatique. Au point qu’ils provoquent des « crispassions » – ces crispations passionnelles qui font polémiques, au-delà du raisonnable. C’est le cas des tenants de deux grands courants de pensée, les collapsologues et les rationalistes. Les premiers pensent que les problèmes écologiques nous mènent à une crise globale imminente, l’effondrement de la civilisation industrielle – d’où le terme de collapsologie. Les seconds estiment quant à eux que les enjeux environnementaux vont être résolus par l’innovation et la science. En matière d’écologie, presque tout les sépare, tant les présupposés de leurs pensées que leurs idéologies.

Les collapsologues s’appuient de plus en plus sur la science, eux aussi…

La pensée collapsologique part de constats scientifiques désormais de plus en plus nombreux et de mieux en mieux documentés, notamment par les rapports du GIEC. Le climat se dérègle avec des conséquences graves pour l’écosystème global et le système socio-économique mondial. La crise de la biodiversité est forte : des espèces disparaissent sous la pression de l’urbanisation, des pratiques agricoles et du réchauffement climatique, au point que certains scientifiques parlent désormais de la sixième extinction massive. Les ressources disponibles diminuent tandis que l’humanité produit toujours plus de déchets, difficiles à gérer. Les taux de retours énergétiques diminuent tout comme pour les rendements agricoles. En somme pour les collapsologues, l’avenir de notre civilisation est compromis, si l’on continue à faire comme si de rien n’était. Pour les plus pessimistes d’entre eux c’est, à moyen terme, l’avenir des sociétés humaines qui est en danger.

Comme nous allons le voir dans la section suivante, le courant de la collapsologie est un avatar de la pensée écologique et techno-critique qui s’est développée à partir de la deuxième moitié du 20° siècle. On trouve dans son corpus intellectuel des penseurs issus de la tradition heideggérienne qui dénoncent les excès ou les dérives de la pensée technique et du « progrès » technologique : Hans Jonas (« Le Principe de Responsabilité »), Ulrich Beck (« La société du risque » et le principe de précaution) Gunther Anders (« L’obsolecence de l’Homme »), Jacques Ellul ou Bernard Charbonneau. Leur argument : la technologie se construit aux dépens de la nature, souvent aussi aux dépens de l’être humain et même du vivant. Les collapsologues s’appuient aussi sur des auteurs de la décroissance qui expliquent qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible.

Technocritique vs technosalvation

Côté idéologie, bien qu’étant un corpus intellectuel composite, la collapsologie est une pensée de gauche souvent anticapitaliste, fondée sur une sociologie bourdieusienne qui voit dans les structures sociales contemporaines des mécanismes déterministes, d’oppression et de domination (de l’homme comme de la nature). De fait, pour éviter l’effondrement de la civilisation ou éviter la catastrophe écologique, les collapsologues préconisent de trouver une alternative au modèle capitaliste et consumériste, d’adopter la décroissance, de faire évoluer les modes de production d’énergie et de mobilité, de passer aux low-tech, de changer les structures politiques et les modes de vie occidentaux. C’est donc une approche technocritique voire technophobe.

À l’inverse, les rationalistes avancent que la science, le progrès, l’innovation sont la clé de tous les soucis humains. Certes, ils admettent quelques soucis écologiques, mais ce n’est donc qu’une question de temps de recherches et d’innovation ; à chaque fois les avancées technologiques ont permis de dépasser les limites des sociétés humaines. Les discours catastrophistes des collapsologues ne sont que balivernes et billevesées. Pourquoi les scientifiques ne trouveraient-ils pas de nouveau les solutions adéquates ? Il faut se baser sur la raison pour résoudre les défis sociaux, environnementaux et économiques. Pour les rationalistes, rien ne sert de changer le modèle capitaliste libéral et industriel occidental. Mieux, il faut le renforcer en limitant les blocages institutionnels et politiques ; c’est en investissant dans la recherche qu’on libérera la créativité des individus et qu’on développera les nouvelles technologies d’où émergeront les solutions pour l’environnement. C’est donc une approche technosalvatrice.

Côté idéologie, les rationalistes considèrent la crise écologique avec le filtre scientiste et positiviste, au sens d’Auguste Comte. Le courant rationaliste trouve son inspiration dans la pensée des Lumières, férue de sciences et de progrès. Il s’enracine également dans la pensée économique classique et néo-classique : celle de Léon Walras, de Vilfredo Pareto, de Joseph Schumpeter, père de la fameuse destruction créatrice. Leur argument : l’innovation, l’entrepreneuriat, la concurrence et l’émulation entre les individus permettent des progrès techniques, sociaux et économiques. Cette pensée positiviste et rationaliste est en général plutôt issue de la droite libérale (au sens politique et économique), elle se fonde sur une sociologie plutôt wébérienne ou boudonienne, favorable à l’autonomie individuelle.

Technocritique d’un côté et technosalvation de l’autre. On retrouve la traditionnelle opposition entre capitalistes mondialistes et anti-capitalistes alter-mondialistes. L’opposition est d’autant plus forte que dans un camp comme dans l’autre, la certitude de la validité de sa position se radicalise, parfois jusqu’à l’excès.

Remettre en cause notre modèle de société ou le renforcer?…

Côté collapsologues, on ne se demande plus si l’effondrement systémique va advenir mais quand. Jared Diamond (auteur « d’Effondrement ») et Dmitry Orlov (« Les cinq stades de l’effondrement ») en ont posé les fondements. Rien ne pourra empêcher le collapse si ce n’est une remise en cause radicale de notre modèle de société : il est déjà trop tard pour entreprendre les efforts de transition énergétique, pour inventer de nouveaux modèles de production ou susciter de nouveaux usages. Pire, puisque la technologie (notamment énergétique) nous a amené à la crise, certains vont jusqu’à refuser jusqu’à l’idée même que la technologie puisse permettre de trouver des solutions. Même les énergies renouvelables, auraient un bilan carbonique trop négatif, ne parlons même pas du nucléaire, qui pourtant rejette moins de CO2 sur son cycle de vie que les panneaux solaires par exemple. Sur ces questions, certains collapsologues affichent des positions parfois ambiguës voire excessive, notamment quand ils affirment que rien n’est à garder dans notre modèle actuel de civilisation techniciste.

À l’inverse, côté rationalistes, ce modèle est défendu bec et ongle, arguant que l’on n’a jamais mieux vécu aujourd’hui grâce à lui. Ils oublient un peu vite que ce modèle produit un grand nombre d’externalités négatives qu’il ne gère pas, entrainant des dégradations environnementales majeures. Nombres de recherches scientifiques, de plus en plus solides sur le sujet, confirment les impacts des activités techno-industrielles. Il devient très difficile de contester ces fats sans passer pour un hurluberlu. Mais les rationalistes ont des réponses toutes faites, des solutions qui pour certaines n’ont sont même pas encore au stade expérimental : les IA, la singularité technologique, la fusion nucléaire, l’hydrogène. Forts de leur assurance, certains s’autorisent des excès caricaturaux, en traitant les collapsologues  « d’ayatollahs verts » ou « d’éco-illogiques »…

Quand le problème n’est ni l’écologie ni le rationalisme mais le dogmatisme…

Dans chaque camp, les plus excessifs ont des positions qui frôlent le dogmatisme. Du côté de l’écologisme, le refus de la modernité frise l’injustifiable du point de vue éthique voire scientifique. Sous prétexte de refuser les dérives de la technique, certains en viennent à nier l’utilité des vaccins, ils refusent toute forme d’action de l’humanité sur le vivant. D’autres, sous la pression de l’idée d’urgence écologique, envisagent d’instaurer une dictature verte pour contraindre les comportements et les rendre vertueux, tandis que d’autres encore estiment qu’il faudrait contrôler les naissances. Du côté des rationalistes, la confiance excessive en la science les aveugle au point de nier les problèmes du monde. Dans la lignée des Kurzweil, Bolstrom et Chalmers, certains pensent que seule l’IA résoudra nos problèmes, il faut donc tout miser sur la croissance et l’innovation pour se sortir de cette crise. Concernant l’agriculture, il est  inutile de changer les pratiques agricoles, de les rendre moins dépendantes aux produits phytosanitaires ou de faire émerger une pratique moins nocive pour les sols et la biodiversité. C’est vite oublier que les pesticides et autres produits chimiques sont en grande partie responsable de l’extinction des insectes (disparition de 70 à 80% en une quarantaine d’années) et des oiseaux de nos campagnes. Plus ces deux visions du monde s’opposent et se réfutent l’une l’autre, plus elles tendent à s’enfoncer dans le radicalisme de leurs postures. Elles parlent alors de tout autre chose que d’écologie : elles racontent la lutte d’influence et les prises de position qu’elles essayent de gagner l’une contre l’autre. La guerre idéologique n’est donc qu’une guerre de pouvoir, des combats d’égo en mal de reconnaissance médiatique.

Comment dépasser ces clivages idéologiques ? Peut-on envisager une écologie scientifique, rationnelle, capable d’embrasser ce que la technologie apporte de meilleur tout en refusant ses dérives ? Peut-on envisager une approche rationnelle du monde qui intègre dans sa conception de l’innovation les principes de responsabilité et de précaution ? Il est temps de faire mentir Rabelais qui écrivait que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Cela suppose que les partisans des deux camps, qui se réclament tous de la science, adhèrent à une épistémologie et une éthique commune.

Une voie du milieu est-elle possible ?

La collapsologie cherche à se positionner comme discipline scientifique. Elle s’appuie pour ce faire sur des recherches s’appuyant sur la méthode et divers paradigmes scientifiques. De fait, ses postulats n’en restent pas moins des hypothèses qu’il convient de démontrer. Certes, l’état écologique de la planète est de plus en plus alarmant. Certes, les indices pointant vers une fragilité croissante de nos sociétés face à la pression écologique se multiplient. Pour autant, les théories catastrophistes sont loin d’avoir tout prévu et tout démontré : l’effondrement est peut-être encore évitable ; tant que le contraire n’a pas été démontré, le collapse reste hypothétique. L’innovation, le progrès technique, les changements de mode de vie des citoyens, la réglementation sont des moyens en capacité de nous éviter le pire ou au moins d’amortir le choc. Personne ne sait quand ni comment le collapse va se produire, quand bien même des mini collapse par domaine sont à prévoir. Mais personne ne peut non plus refuser par avance et par principe de lutter de façon pragmatique et par tous les moyens possibles contre le réchauffement climatique ou le déclin écologique. La voiture électrique par exemple rejette moins de gaz à effet de serre que la voiture thermique ; elle permet donc de réduire les émissions de CO2 d’une façon plus concrète et moins utopique que l’idée d’un retour immédiat à la voiture à cheval pour tous. Les nouvelles techniques d’isolation du bâti permettent de réduire les besoins en énergie. Toutes ces innovations, rendu possible par le progrès technique, vont dans le bon sens. C’est encore certes insuffisant, mais quand la plus grande majorité des terriens se seront mobilisés, la partie sera en passe d’être gagnée. Le plus dur reste encore à convaincre cette majorité.

L’écologie ne sera un projet de société crédible que si elle cesse de s’enfermer dans des paradigmes péremptoires et refuse a priori toute possibilité d’évolution du modèle actuel civilisationnel. Quand son discours se radicalise à l’excès, ne proposant comme alternative la révolution totale ou l’apocalypse, il ne fait qu’affoler les foules et il décrédibilise le projet écologique en le rendant socialement, politiquement et institutionnellement inaudible. La collapsologie doit prouver que ce qu’elle affirme et ce qu’elle propose a une valeur scientifique, sinon elle se condamne à l’isolement. Il est urgent d’appeler à une écologie rationnelle.

De leur côté, les rationalistes, adeptes du discours scientifique, ne peuvent pas nier les effets dramatiques que certaines technologies ont sur les écosystèmes et les systèmes sociaux. Ils ne peuvent pas non plus éluder la crise de confiance qui traverse le monde scientifique et technologique, parfois à raison. Les affaires de manque de transparence et de lobbyisme (cf. Mosento) sont à la source du rejet croissant des conclusions scientifiques par certains citoyens. Le fait que les sciences actuelles sont encore peu capables d’étudier efficacement les problématiques sous un angle systémique est aussi en cause. Il semble difficile de faire l’économie d’une réflexion de fond sur le principe de précaution dans des domaines aussi variés que l’agriculture, l’industrie et les nouvelles technologies. Et cette réflexion n’a pas à être abandonnée aux seuls écologistes, politiques et militants, elle doit être un sujet de réflexion pour les scientifiques. Ne pas s’emparer de cette question c’est nier la possibilité même que la technologie puisse parfois produire des applications délétères, alors que nombre d’exemples sont largement connus des citoyens. L’émergence d’un principe de précaution rationnel pourrait faire partie intégrante d’une éthique des sciences, au service de l’écologie et de l’intérêt général.

Sortir des radicalismes en opposition par l’éthique de la discussion

Cette « éthique de la discussion », pour paraphraser Habermas, serait peut-être l’occasion pour l’innovation de s’ouvrir de nouveaux champs d’application. L’innovation n’a pas à être cantonnée au high-tech, à l’IA ou aux voitures autonomes. Elle peut tout autant s’ouvrir à des sujets en prise directe avec l’écologie. La recherche sur les énergies nouvelles, mais aussi l’efficacité énergétique, l’agronomie et agriculture également. Sous prétexte de combattre le rejet de la science des écologistes radicaux, les rationalistes ne doivent pas devenir des scientistes irresponsables niant l’urgence écologique et les précautions qu’elle réclame. Il est urgent que les uns et les autres fassent un pas vers l’autre pour se consacrer l’essentiel de leur énergie pour l’environnement et améliorer le sort du vivant sur la planète.

Pierre-Eric SUTTER

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