La question de l’engagement des salariés à réaliser écogestes devient de plus en plus centrale, du fait de ses conséquences sur la performance environnementales des organisations et par-delà, des sociétés, voire de la planète. En effet, les activités industrielles humaines ont des effets mitigés sur l’environnement que le seul argument du progrès ne permet plus de justifier, sans que l’on se pose la question de leurs conséquences pour les générations futures, voire pour l’humanité et le vivant tout entier. De fait, favoriser les écogestes des salariés peut sembler une solution intéressante pour atténuer l’empreinte environnementale des entreprises. Mais dans quelle mesure cela accroît la performance sociale des entreprises ?

Impact grandissant sur l’environnement des activités des entreprises

Les externalités négatives des entreprises agissent sur les paramètres naturels, provoquant des dérèglements multiples, voire systémiques : réchauffement climatique dû à l’effet de serre que provoque les rejets de CO² dans l’atmosphère des activités industrielles, fonte des glaces provoquant l’augmentation du niveau de la mer, acidification des océans du fait du surcroît de CO², extinction massive du nombre des espèces et de la biodiversité… Un nouveau champ de recherche, la collapsologie, fédère les différentes sciences qui s’intéressent à ces phénomènes pour rendre compte des effets des externalités négatives des activités industrielles humaines sur l’environnement. A l’aide d’arguments rationnels, ses thuriféraires tentent d’alerter sur le risque d’effondrement global que l’effet systémique provoqué par ces dérèglements.

Toutes les entreprises sont concernées… leurs salariés aussi !

Pour ces derniers, la responsabilité des entreprises dans ces phénomènes est avérée. Elle ne peut plus être niée, même par les climatosceptiques les plus fervents. L’activité de certaines industries est directement polluante ou excessivement consommatrice de ressources naturelles, particulièrement les exploitations agricoles intensives (culture, élevage et pêche), les producteurs d’énergie (extraction minière, pétrole, nucléaire…) ou de transformation (industries de l’agroalimentaire, du textile, etc.). Quand bien même elle est tertiaire et ne fournit que des services, l’activité des entreprises peut être tout autant énergivore : pour la gestion des données numériques (les data centers accaparent 18 % de l’énergie électrique mondiale), ou tout simplement pour la commutation de ses salariés (déplacement domicile-lieu de travail) et les impressions de leurs documents sur papier… Ainsi, toutes les entreprises sont concernées, au même titre que les citoyens qui par leur habitude de consommation ou leurs comportements (prendre l’avion, manger de la viande, prendre un bain chaque matin…) ont un impact plus ou moins important sur l’environnement.

Loi NRE et développement durable

Les conséquences néfastes des activités industrielles des entreprises sur l’environnement étant connues depuis de nombreuses décennies (et même depuis plusieurs siècles en ce qui concerne certaines activités industrieuses humaines qui ont débouché sur des catastrophes comme celle de l’île de Pâques), le législateur encadre les pratiques des entreprises pour les rappeler à leurs responsabilités.

Depuis la loi NRE de 2001, les entreprises du 120 SBF sont soumises à la publication d’un rapport rendant compte de leur engagement en faveur du développement durable. Pour faire face à leurs responsabilités, ces entreprises ont mis en œuvre des programmes qui entre autres promeuvent en interne des politiques favorisant des écogestes via des « nudges » (« coups de pouce » pour suggestions indirectes), car les comportements éco-responsables ne se décrétant pas, ils ne peuvent qu’être suscités. Ces entreprises, en tentant d’inciter les collaborateurs à réaliser des écogestes, cherchent à faire coup double : accroître leur RSE tout en développant l’engagement des salariés via des actions en faveur de l’environnement, soit en interne (limiter les impressions de papier, diminuer la consommation énergétique…) soit en externe (limiter le recours aux véhicules personnels sur le trajet domicile-lieu de travail, etc.).

Susciter l’engagement des salariés : « nudges » et écogestes.

Le levier de l’engagement des salariés et ses conséquences sont connus par les managers et gestionnaires d’entreprises qui les intègrent dans leurs politiques de gestion organisationnelle. De fait, les entreprises soumises aux obligations NRE se sont lancées dans des programmes éco-comportementaux incitant les salariés à s’engager à produire des écogestes, à l’aide de « nudges ».

Le courant de recherche de l’économie comportementale (Richard Thaler, Prix Nobel d’économie 2017, en est l’un des chefs de file les plus célèbres), alliant économie et psychologie sociale, est aux fondements des nudges éco-comportementaux. Ce courant postule que la suggestion indirecte peut, sans forcer, influer sur la prise de décision, de manière tout aussi efficace que l’information ou l’injonction directe. Certaines entreprises se sont inspirées de ce courant non seulement pour inciter les consommateurs à acheter leur produit ou à se comporter vertueusement (ainsi, le dessin d’une mouche dans les urinoirs incite les hommes à la viser… ce qui diminue les dépenses de nettoyage des toilettes d’environ 80% ), mais aussi pour suggérer à leurs salariés de s’engager à adopter des comportements éco-responsables, leur permettant par là-même d’accroître leur performance environnementale. On dispose d’un recul de deux décennies sur ces politiques et pratiques pour évaluer leur efficacité. Force est de constater que le bilan est mitigé.

Les limites du « nudging »

Le « nudging » incite un changement comportemental provoqué par un élément externe (le nudge). Selon les études des chercheurs américains Ryan & Deci, lorsque la motivation est induite par un facteur externe, c’est une motivation extrinsèque qui prime. Le nudge ne suscite ainsi pas une réelle motivation intrinsèque chez l’individu, beaucoup plus solide. Le comportement n’est pas ancré, l’habitude bienveillante s’estompe progressivement.

Par ailleurs, les études de Khan & Dhar ont montré que des comportements induits chez un individu pouvaient avoir un effet de « compensation morale ». Cet effet explique qu’un individu ayant exécuté un comportement moralement acceptable, s’engagerait par la suite plus facilement dans des comportements immoraux (« j’ai commis une bonne action hier, je peux bien me permettre une petite incartade, ce matin ! »). Par conséquent, les efforts mis en place pour encourager certains écogestes bienveillants pour l’environnement peuvent avoir des effets de rebond négatifs dans d’autres domaines éco-comportementaux, annulant l’effet des précédents. De fait, l’engagement des salariés vis-à-vis des écogestes reste le plus souvent au niveau des intentions, beaucoup moins au niveau des actes, du fait qu’il n’est pas suffisamment ancré. En quoi le fait de ne plus prendre de bain peut enrayer le réchauffement climatique, qui reste quelque chose de relativement abstrait tant qu’un cataclysme naturel n’a pas sensibilisé les salariés à ces problèmes planétaires ?

Limites des écogestes au regard des enjeux du collapse

De fait, les écogestes épars peuvent paraître dérisoire au regard des enjeux que posent la collapsologie, quand bien même chaque écogeste compte, plus par souci de préparation mentale que par souci d’efficacité opérationnelle. La compréhension de ces enjeux nécessite d’avoir une conscience suffisamment aiguisée pour en prendre la pleine mesure. Chefurka a montré que la conscientisation est lente et progressive. Ce n’est pas parce que l’on dispose d’informations sur le sujet qu’on prend conscience de son importance et de la nécessité d’agir en conséquence. Peu de personnes ont réellement intégré l’effet systémique du collapse et son importance, cela suppose d’avoir recueilli et traité nombre d’informations sur le sujet. De plus, cette prise de conscience est particulièrement traumatisante tant émotionnellement (peur, colère, tristesse) que noétiquement (crise de sens), comme le rapporte Servigne, puisque le collapse active tant l’angoisse de finitude (peur de sa propre mort) que les angoisses eschatologiques (peur de la fin de l’humanité), susceptibles de provoquer une dépression réactionnelle. De fait de cette charge émotionnelle forte et de cette crise de sens éprouvante, les mauvaises nouvelles annoncées par les collapsologues auraient tendance à provoquer une forme de « collapsophobie » contreproductive qui défavorise la prise de conscience nécessaire à un engagement efficace.

Pourtant, en l’état actuel des connaissances collapsologiques, l’enjeu n’est pas de savoir si l’effondrement va se produire mais comment. Pour certains il est déjà à l’œuvre, même s’il n’est pas encore systémique. En effet, selon un groupe de chercheurs stockholmois[1], du fait de ses activités industrielles, l’humanité a fait franchir à la planète quatre de ses neuf limites : le changement climatique, la perte de biodiversité, les changements de cycles d’azote et de phosphore et la proportion de terres utilisées pour l’agriculture ; le collapse semble inévitable. Des écogestes épars ne peuvent inverser cette tendance, ils peuvent tout au plus la ralentir à la marge, quand bien même ils seraient systématiques et coordonnés au niveau planétaire.

Pour les collapsologues les plus avertis, il faut se préparer dès maintenant à cet effondrement. Pour ce faire, il faut provoquer une certaine « conversion du regard », conduisant à la « metanoïa » appropriée (selon Hadot), élargissant suffisamment les champs de conscience pour que les « collapsophobes » prennent la mesure des enjeux du collapse et engagent leur énergie à bon escient pour une transformation tant intérieure (nouvel état d’être ayant intégré et surmonté l’idée du collapse) qu’extérieure (actes en phase avec les nouvelles données du monde pour se préparer à affronter l’effondrement).

Rupture radicale et cheminement « collapsosophique »

Dans ce contexte de collapse, l’enjeu d’engagement, en termes d’écogestes, se situerait donc dans la capacité à se mobiliser non plus pour son seul employeur mais de telle manière à vivre avec l’effondrement plutôt que de lutter contre. Pour l’instant, seule une minorité de collapsonautes « éveillés » (que Servigne, Stevens et Chapelle nomme « collapsosophes » dans leur ouvrage « Une autre fin du monde est possible ») œuvrerait pour se préparer à l’après-collapse, forts de cet état d’esprit. Ils ont intégré que rien ne sera plus comme avant lorsque l’effondrement systémique adviendra (dans une dizaine d’années pour les experts les plus pessimistes).

Aussi, face à l’énormité des enjeux, après une période de crise (émotionnelle et noétique) puis de maturation (metanoïa et métamorphose), ces collapsosophes n’hésitent pas à initier une rupture professionnelle radicale. S’engager pour des écogestes réservés à leur seul employeur leur parait tellement dérisoire d’autant qu’ils réalisent que celui-ci contribue avec le système capitaliste qu’il représente à précipiter le collapse, ils ne veulent plus être « complices » du système. Après avoir quitté leur job, parfois leur famille, ils se sont engagés dans une action professionnelle alternative pleine de sens, le plus souvent aux antipodes de leur ancien travail. Loin d’être terrassé par la nouvelle (ce qui ne signifie pas qu’ils ne sont pas passés par diverses phases de tristesse voire de dépression qu’on appelle « éco-anxiété), ils sont porteurs d’une espérance, celle que par leur activité il leur est possible de faire face au collapse. Grâce à leur engagement dans l’action et à un optimisme éclairé, ils ont réussi à construire une résilience qui leur a permis de dépasser leurs angoisses existentielles, de rebâtir une vision du monde post-collapse. Se préparant à affronter concrètement les conséquences du collapse, ils apprenant à vivre en autarcie énergétique, alimentaire ou technologique, parfois seul, en communauté le plus souvent.

L’analyse des caractéristiques de cette population de ces collapsonautes « early birds » et de leur cheminement favoriserait la compréhension des leviers d’engagement pro-environnemental, permettant de circonvenir certaines des limites du « nudging » éco-comportemental. C’est pourquoi mars-lab a initié une étude via l’Observatoire de la vie au travail visant à proposer d’une part une modélisation du processus d’engagement éco-comportemental et d’autre part un questionnaire psychométrique permettant d’évaluer le niveau de conscience de l’effondrement (à partir des niveaux déterminés par Chefurka), l’état émotionnel en résultant (selon les polarités optimisme vs pessimisme) ainsi que le locus de control adopté (passif vs actif). Nous ne manquerons pas de vous présenter l’état d’avancement de ces travaux de recherches.

[1] Rockström, J., Steffen, W. L., Noone, K., Persson, Å., Chapin III, F. S., Lambin, E., … & Nykvist, B. Planetary boundaries: exploring the safe operating space for humanity. Ecology and society, (2009).  

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