Peut-on établir un lien entre le militantisme écologique et l’éco-anxiété, voire la dépression ? C’est l’une des questions auxquelles Marie Toulouse a tenté de répondre dans son étude quantitative d’envergure de près de 700 personnes, dans le cadre de son mémoire de master en psychologie clinique « L’engagement écologique : un outil thérapeutique pour pallier l’eco-anxiété ? » soutenu en fin juin 2020 sous la direction de Julien Bruno.
L’étude a porté d’une part sur un groupe-test de 438 militants dans une association investie dans les questions écologiques et d’autre part sur un groupe de contrôle de 254 personnes sensibles à la question environnementale mais qui ne militent pas. Les éco-militants s’investissent dans les associations suivantes : Alternatiba, ANV COP2, Extinction Rébellion (XR), France Nature et Environnement, Greenpeace, La fresque du climat, Les amis de la terre, WWF, Youth For Climate. Les personnes de ces deux groupes ont été questionnées à l’aide de l’HADS (hospital anxiety & depression scale), échelle validée scientifiquement par Zigmond et Snaith[i] depuis 1983, qui est employée par les praticiens en santé mentale pour détecter et caractériser les troubles anxieux et dépressifs. Par ailleurs, les militants ont répondu à l’échelle de Passion de Vallerand qui mesure la nature de leur engagement selon deux types : soit la passion obsessive, néfaste pour leur santé mentale, soit la passion harmonieuse, qui accroit la santé mentale positive (ou bien-être psychologique). Selon ce modèle dualiste de la passion de Vallerand[ii], il est possible de présenter les activités passionnelles sous ces deux angles. Dans le cas de la passion harmonieuse, celle-ci est pratiquée de manière sereine et ajustée par rapport aux autres activités de l’individu. Dans ce cadre les individus en retirent des bénéfices et un état de bien-être. A contrario, une passion obsessive se manifeste par un besoin incontrôlable de pratiquer l’activité. La passion militante devient alors rigide, contrainte et l’engagement entre en conflit avec toutes les dimensions de la vie de ce type de militant. Parfois, les résultats obtenus (ce qui est difficile) peuvent être gratifiant et renforcer l’estime de soi mais cette passion obsessive ne favorise ni le bien-être ni une bonne santé physique et mentale.
On peut supposer que l’engagement dans une association de type écologique a un impact positif sur la santé mentale dans le sens où il permet de se sentir utile et de mieux contrôler l’environnement par le militantisme. Les résultats vont en partie dans ce sens : l’engagement écologique a effectivement un impact sur la santé mentale positif. Mais comme nous allons le voir plus loin, il est aussi négatif selon la nature de cet engagement. L’investissement dans l’action, par une mobilisation du sujet, conduit à une meilleure estime de soi couplée à un sentiment d’efficacité personnelle, qui atténuent les états dépressifs. L’engagement collectif joue un rôle d’importance puisqu’il permet de renforcer le sentiment d’appartenance (Martin-Krumm, 2011[iii]; Ojala, 2007[iv]). Le fait de faire partie d’un groupe qui porte le même projet que soi permet de limiter les affects dépressifs.
Toutefois, les résultats du groupe-test montre qu’il existe une corrélation forte entre le score de passion obsessive et le score d’anxiété à l’HADS ; plus l’engagement est vécu comme une passion obsessive (plus le sujet a un besoin incontrôlable de faire cette activité), plus le score de dépression à l’HADS augmente. Ce résultat est en cohérence avec la littérature scientifique : lorsque la passion devient rigide et contrainte, elle interfère avec les autres domaines de la vie du sujet, ne favorisant pas une bonne santé mentale (Vallerand, 2010[v]). De plus, la durée de l’engagement militant ne vient en rien atténuer cet effet.
En outre, le score de dépression augmente d’autant plus pour les militants qui utilisent la désobéissance civile comme levier d’action, dans le sens où cette dernière est fortement liée à la passion obsessive. En effet, cette forme de militantisme extrême nécessite un très grand investissement personnel pour faire aboutir les actions conduites ; le résultat obtenu est souvent en-deçà des attentes des militants. De plus, du fait de leur extrémisme, les militants sont contraints à vivre leur engagement dans un « entre-soi » qui les isolent de l’entourage classique : famille, amis, relations sociales courantes. Leurs réclamations étant souvent tournées vers les politiques qui n’y prêtent guère attention, la désillusion qui suit l’action rebelle renforce les affects dépressifs.
Concernant la passion harmonieuse, les résultats sont inversement corrélés, bien qu’ils soient moins statistiquement significatifs : plus le score de passion augmente, plus le score de dépression à l’HADS diminue. Rappelons que la passion harmonieuse est pratiquée de manière volontaire, sereine et ajustée par rapport aux autres activités pratiquées ou sphères de la vie ; ainsi, elle permet aux personnes engagées un meilleur état de bien-être (St-Louis et al., 2016[vi]).
Notons que le score d’anxiété des sujets vivant leur militantisme en passion harmonieuse n’est pas plus faible que ceux qui le vivent en passion obsessive. Plus encore, il n’y a même pas de différence statistiquement significative quant au niveau d’anxiété entre militants et non-militants. Cette donnée vient contredire la littérature qui explique que l’éco-anxiété conduit à des affects dépressifs majeurs. Cela peut paraître surprenant car l’anxiété est un trouble de l’humeur, un état d’âme psychique, qui peut évoluer en dépression, considérée comme une psychopathologie lourde. Par nos propos nous ne minimissons pas l’anxiété. Nous savons qu’elle peut être très douloureuse. Tout est poison, ce n’est qu’une question de dosage : on peut se sentir anxieux pour la planète, voire angoissé pour l’avenir de l’humanité sans en tomber malade, jusqu’à la dépression. Cette différenciation permise tant par le HADS que par les tableaux nosographiques représente une piste intéressante pour des recherches ultérieures permettant de mieux cerner le concept très flou d’éco-anxiété, utilisé à toutes les sauces, qui n’est pas encore répertorié dans le CIM (classement international des maladies géré par l’OMS), notamment sur les aspects existentiels, comme nous l’avons montré dans « N’ayez pas peur du collapse » (Sutter & Steffan, DDB, 2020[vii]). Ce constat signifie aussi probablement qu’il convient de cultiver une forme d’humilité et de sagesse dans ses engagements et dans son rapport au monde. Cela supposerait qu’on doit vivre avec cette angoisse et cette anxiété pour l’avenir de la planète en les acceptant et en les l’apprivoisant comme le propose les derniers chapitres du livre « n’ayez pas peur du collapse ». Se pose donc le problème des différentes angoisses et des questions qui vont avec :
– Angoisse de finitude « Je sais que malgré mes efforts, le climat va continuer à se dérégler. Puis-je l’accepter ? ».
-Angoisse de responsabilité « Oserai-je faire les bons choix pour limiter les dégâts environnementaux. Quel est le coût de mes choix ? ».
– Angoisse d’incomplétude « aurai-je fait suffisamment par rapport aux problèmes de climat et de ressources. Puis-je accepter mon impuissance relative ? ».
– Angoisse noétique : « que je parvienne à atténuer les problèmes climatiques ou que j’échoue, quels sens auront eu ma vie et mes combats ? ».
« Seule l’action nous délivre de la mort » écrivait St-Exupéry. En s’engageant, l’éco-anxieux donne du sens à sa vie, mais l’angoisse de finitude ne s’estompe pas pour autant puisque la menace qui l’a provoquée est toujours présente ; oscillant entre pessimisme et optimisme, le militant ressent que son action n’est pas suffisante pour sauver l’humanité. Cela pose la question du travail sur soi pour sortir du syndrome du sauveur (Lamia & Krieger, 2017[viii]). L’éco-anxieux est ainsi confronté tant à des angoisses de mort individuelle et d’anéantissement de l’humanité qu’à des questions existentielles concernant le futur (Bernaud, 2018), qui ne s’estompent que très difficilement quand l’engagement devient une passion obsessive, comme nous l’avons vu. L’engagement militant ne permet pas de sortir de ses angoisses de finitude, bien au contraire : s’y confronter semble les renforcer. En conclusion, dans sa modalité de passion harmonieuse, l’engagement écologique a une influence positive sur les affects dépressifs des militants mais l’action ne diminue pas l’anxiété.
Les résultats obtenus dans cette étude permettent de proposer un modèle statistique explicatif probant. La dépression des sujets engagés dans une association écologique est expliquée à 34,6% par la passion obsessive, l’anxiété et le manque de passion harmonieuse. Ainsi, afin de diminuer le score de dépression des personnes se présentant comme éco-anxieuses, l’engagement semble être une solution appropriée, mais il nécessite d’être vécu de manière ajustée. Non seulement par rapport aux autres activités de la vie quotidienne du sujet mais aussi par rapport à l’engagement militant qui ne doit pas basculer dans l’extrémisme, sous peine de risquer des dommages psychopathologiques. Si l’engagement est vécu trop intensément et sous la contrainte, la probabilité qu’il n’ait pas d’impact positif sur les affects anxieux du patient est plus grande, bien au contraire ; il risque de les accentuer jusqu’à la dépression.
Marie Toulouse, Loïc Steffan, Pierre-Eric Sutter
[i] Zigmond, A. S., & Snaith, R.P. (1983). The Hospital Anxiety And Depression Scale, Acta Psychiatrica Scandinavica, 67, 361-370
[ii] Vallerand, Robert. (2010). Chapter 3 – On Passion for Life Activities: The Dualistic Model of Passion. Advances in Experimental Social Psychology. 42. 97-193. 10.1016/S0065-2601(10)42003-1.
[iii] Vallerand R. (2011). Chapitre 16 : La psychologie de la passion : Contributions à la psychologie positive. In Traité de psychologie positive (De Boeck).
[iv] Ojala, M. (2007). Confronting macrosocial worries : Worry about environmental problems and proactive coping among a group of young volunteers. Futures, 39(6), 729‑745. https://doi.org/10.1016/j.futures.2006.11.007
[v] Vallerand, R. J. (2010). Chapter 3 – On Passion for Life Activities : The Dualistic Model of Passion. In Advances in Experimental Social Psychology (Vol. 42, p. 97‑193). Academic Press. https://doi.org/10.1016/S0065-2601(10)42003-1
[vi] St‐Louis, A. C., Carbonneau, N., & Vallerand, R. J. (2016). Passion for a Cause : How It Affects Health and Subjective Well-Being. Journal of Personality, 84(3), 263‑276. https://doi.org/10.1111/jopy.12157
[vii] P-E Sutter & L. Steffan « N’ayez pas peur collapse », Editions Desclée De Brouwer, Paris, Juin 2020
[viii] M. Lamia & M. Krieger « Le syndrome du sauveur », Eyrolles, Paris, Février 2017
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